Gerhard Richter
Il aime la liberté et a besoin d’ordre. C’est un homme timide et un grand peintre – Gerhard Richter.
Ça ne s’arrête pas, les records se succèdent sans fin. Au début, c’était près de 10 millions d‘euros pour « Deux couples d’amoureux ». Puis 12 millions pour une « Bougie ». A l’automne 2011, son « Tableau abstrait – 849-3 » partit à 15 millions. Pour Gerhard Richter, ce sont là des nouvelles terrifiantes. Le plus grand peintre contemporain allemand – c’est incontesté – estime que les sommes ahurissantes payées pour ses tableaux sont « totalementabsurdes ». Malgré son succès retentissant, malgré les éloges des collectionneurs, des musées et des critiques, Gerhard Richter, à son âge avancé, reste fidèle à lui-même. Il n’a jamais été un peintre virulent projetant fougueusement sur la toile ce qui lui passe par la tête. Richter aime la réserve et le calme. Sa réponse à toute cette agitation : la modestie.
Je lui ai rendu visite à Cologne, dans sa maison au crépi blanc sans fenêtre sur la rue. Il vit retiré du monde. C’est un grand peintre et un être timide. Il arrive à la porte d’un pas léger, un monsieur à la silhouette mince qui sourit brièvement, se racle la gorge puis nous guide vers son atelier. Ça sentait encore la peinture mais ni pinceaux ni tubes ne traînaient, le sol était d’un gris immaculé, aucune tache ne venait troubler cet ordre. Tout était trié, rangé, sous contrôle. Cela reflète bien l’âme de ce peintre. Sa peinture ne fait pas de tapage, elle ne gesticule pas, n’allume pas d’incendie dans les yeux. On la regarde plutôt comme si l’on portait des lunettes embuées, le monde baigne dans une douce brume. Richter contrecarre tout accès direct à son œuvre et se le refuse à lui-même. Évitant tout ce qui est superficiel, il a découvert tôt la photographie, l‘appareil étant pour lui l’œil à travers lequel il observe la réalité. Il photographie. Et il transforme certaines de ses photos en grands tableaux à l’huile : des paysages, des fleurs, des bougies et des scènes familiales. Ce sont souvent des images pleines d’intériorité, on sent l’émotion dont elles sont issues. Mais le sentimental n’a aucune place ici, Richter recouvre ses tableaux d’un flou comme d’un vernis les protégeant des interprétations erronées. Il déplace ses images vers l’indéterminé, il exprime des sentiments mais ne les montre pas.
Cette ambivalence le fatigue, elle est harassante. Il peint ses œuvres abstraites avec moins d’efforts. Elles aussi témoignent de son état d’âme mais il n’a alors pas besoin d‘être aussi prudent pour éviter de se mettre banalement à nu. Car ici, ses sentiments sont capturés dans des trainées de peinture, des touches, des flocons de couleur, certains tableaux rappelant des partitions aux zigzags agités, tels une musique créant une atmosphère particulière et s’élevant pour déployer son récitatif. Richter conçoit ses abstractions comme un moyen de décrire les choses pour lesquelles un motif figuratif n’existe pas. On l’a souvent qualifié de caméléon passant d’une méthode à l’autre et s’essayant tantôt à la peinture photo-réaliste, tantôt aux bandes colorées. Richter n’est pourtant pas un formaliste, il ne change pas volontiers de mode. Il recherche l’expression juste pendant une période pour lui lancinante ; le spontané, l’exubérant lui est suspect. À ses yeux, l’art est quelque chose de sérieux qui parle de vérité. En lutte avec lui-même, il s’attache méticuleusement à rendre cette vérité, il ne peut faire autrement.
Né à Dresde, il a connu jeune l’agréable frisson de l’absolu. Dès l’âge de 16 ans, lorsqu’il parcourait le pays avec une troupe de théâtre amateur, peignant les décors, prenant parfois des notes à l’aquarelle. Il ressentit alors ce plaisir dont il ne veut plus se passer. Il fut d’abord peintre de calques dans une usine de tissage, puis entra à l‘académie des Beaux Arts à Dresde où il suivit une formation strictesur l’art de bien dessiner et de bien penser. Car, pour les gouvernants de la RDA, l’art, c’était surtout de la propagande. Le réalisme socialiste régnait en maître et Richter s’y conformait. Il commença à douter après s’être rendu dans l’Ouest démocratique où il découvrit Pollock, Fontana et la liberté de l’art à la documenta de 1959 à Kassel. Cette liberté l’avait conquis, il émigra en 1961 à Düsseldorf où il entama une nouvelle vie. Or, au début, cette vie n’était pas la sienne. Pendant plus d’un an, il s’adonna aux coups de pinceau, au dripping, aux jets de peinture, bien décidé à vivre toutes les expériences qu’il n’avait pas faites. Puis vint la nuit de l’autodafé : il éleva un bûcher avec ses tableaux dans la cour de l’école et les brûla. Il était désormais un artiste venant de nulle part, il s’était libéré de tout ce qui pouvait le retenir. Le mythe de l’autonomie moderne s’était accompli. C’est du moins ce qu’espérait Richter à l’époque, il voulait se libérer définitivement des griffes de l‘art politisé.
Il intitula néanmoins sa première exposition « Manifestation pour le réalisme capitaliste », révélant d’emblée avec ce titre qu’il n’était pas si simple de laisser son passé derrière soi. Ce fut une sorte de carnaval de l’art, censé chasser les fantômes hivernaux de l’esthétique et secouer les milieux de l’art occidentaux. Mais Richter comprit vite qu’il n’était pas fait pour les happenings. Il n’était ni un chamane ni un dandy. Il déteste aujourd’hui encore les artistes qui se produisent tels des personnages culte. Il leur envie peut-être leur amour-propre ; il a toujours dû lutter contre ses scrupules, pensant que les autres étaient plus doués que lui, et il a encore du mal à croire à son talent. Mais ce qui le dérange le plus chez ceux qui se considèrent comme des dieux de l’art, c’est qu’ils font de leurs œuvres des organes de proclamation. Il se retire chaque fois qu’il flaire une idéologie, une tentative de séduction des masses. Les leçons de l’époque de la RDA lui collent à la peau et il ne veut pas les occulter. D’où ses précautions, sa prudence face aux proclamations. Avec ses tableaux, Richter ne veut pas imposer une vérité, ils tendent toujours vers une ambiguïté qui est aussi la sienne.
Il ne célèbre pas ce déchirement intérieur, il en souffre plutôt. Il se plaint de la profonde crise de l’art, de la victoire de la banalité. Rien ne lui importe plus que sa liberté mais il déteste l’inconsistance, la disparition de toute norme. L’art a une mission plus élevée – sur ce point, Richter est un conservateur, marqué par un idéal ancien qui fait du musée un lieu édifiant. Richter croit à l’autonomie mais aussi à la fiabilité, il veut être libre mais intégré. Et il vit cette contradiction très allemande plus que tout autre artiste de sa génération.
Il s’émeut de ce que, aujourd’hui, les écoles d’art n’enseignent plus le dessin, que chacun puisse se déclarer artiste. Car il travaille selon des règles claires, il sait exactement en quoi consiste le travail d’un artiste contemporain. Et comme il essaie de réinterpréter ces règles, de les remettre en question, les artistes qui les ignorent délibérément et se moque de l’histoire de l’art l’énervent profondément. Lorsqu’il défie les tabous de la modernité en peignant un paysage ondoyant ou un bouquet de tulipes d’un jaune enivrant, c’est pour lui un moyen d’explorer des limites. Il peut s’y risquer parce ce qu’il se sait baignant dans une systématique qu’il contrôle. Sa liberté a besoin d’ordre, ce n’est qu’a partir de celui-ci qu’il peut tendre à ce qui est honni en art moderne, la beauté. Peindre comme Vermeer ou Velázquez reste pour lui un désir qui le motive, même s’il ne s’autorise pas à le satisfaire. Car il ne faut pas oublier la photographie qui montre tout avec plus de précision et rend caduque l’image peinte.
Or la peinture peut parfois plus qu’une photo. La série de Richter sur les terroristes de la RAF morts à Stammheim a été réalisée d’après des photos ; leurs motifs n’ont commencé à rayonner que lorsqu’ils furent peints. Les gens de gauche accusèrent Richter de vouloir les déposséder de leurs martyres ; les gens de droite craignaient que les morts ne deviennent un objet de culte. Ces tableaux devinrent des paratonnerres idéologiques attirant les foudres et cela plut à Richter. Mais répéter cette série ne l’intéressait pas. Il ne se considère pas comme un peintre du politique, il n’est pas quelqu’un à qui l’on pourrait commander un tableau sur le terrorisme ou le génie génétique. À une époque où le tonnerre théorique de la documenta 2012 gronde déjà au loin, Richter préfère accrocher huit plaques en verre gris laiteux dans sa maison-atelier. On pourrait dire qu’il s’exerce à l‘art du silence.
Qu’on le considère conservateur ne le dérange pas. Ce qui lui importe, c’est sa famille et, bien sûr, la morale. Il se déclare ami des catholiques, il a même réalisé un vitrail haut en couleur pour la cathédrale de Cologne. Il n’appartient pas à l’assemblée des croyants parce que sa vie l’a trop bien immunisé contre toute forme de culte mais il est guidé par l’espoir de la délivrance. Il a même réalisé une croix et il ne s’en distancie pas, même si tous pensent qu’il divague. C’est le signe de sa foi, que l’art peut consoler et exalter, que l’art surmontera un jour tous les déchirements intérieurs. Et c’est pour Gerhard Richter bien plus précieux que les millions payés pour ses tableaux dans les ventes aux enchères.
Hanno Rauterberg est rédacteur aux pages culturelles de l’hebdomadaire « Die Zeit » et auteur du bestseller « Und das ist Kunst?! »