Un monde en réseau
Les machines apprendront à parler, les produits seront plus intelligents – et l’homme superflu ? L’impact de la numérisation dans l’industrie
L’« industrie 4.0 » arrive. Nous assistons à la quatrième révolution industrielle – après la machine à vapeur (premier métier à tisser en 1784), la production en grandes séries (chaîne de fabrication en 1870) et l’électronique (première commande par programme enregistré en 1969). Comme ces trois révolutions, la quatrième sera source d’une plus grande efficience et d’une productivité plus élevée. Or l’industrie 4.0 n’est pas une technique nouvelle, inconnue jusque-là. « C’est l’application à la fabrication industrielle de techniques qui sont déjà utilisées dans les biens de consommation », dit Dieter Wegener, le responsable des technologies d’avenir et des normes dans l’industrie chez Siemens AG. Wegener pense par exemple aux liaisons par W-Lan, depuis longtemps utilisées dans le domaine des biens de consommation. Et pourtant, il ne contredirait pas son supérieur hiérarchique. « Le monde de la fabrication et les techniques de production n’ont jamais évolué aussi rapidement et aussi radicalement qu’aujourd’hui », estime Siegfried Russwurm, président du directoire du département Industrie et membre du directoire de Siemens AG.
Sur quoi repose l’industrie 4.0 ? Sur deux choses déterminantes. En fin de processus, on veut parvenir à ce que les produits communiquent avec les machines. Aujourd’hui, une chaîne est automatisée de manière à fabriquer beaucoup en peu de temps. L’accent est mis sur une production élevée et rapide et sur les effets d’échelle. Il suffit pour cela de piloter les installations individuellement. Désormais, l’installation – un robot, une chaîne, un centre de traitement – devra non seulement réaliser sur chaque pièce le travail pour lequel elle est programmée, mais elle devra aussi reconnaître elle-même ce qu’elle doit faire sur la nouvelle pièce. Pour cela, la pièce à usiner devra posséder une « carte de visite » sous forme de puce électronique, d’une identification transmise par radiotechnique ou d’un code-barres déchiffré comme dans les supermarchés. La machine « lit » la carte de visite et sait alors ce qu’elle doit faire. Elle ne traitera plus chaque pièce de la même manière, comme c’est le cas actuellement dans la production en grandes séries. Chaque produit sera fabriqué selon des critères individuels. Théoriquement, il ne s’agira plus de fabriquer des séries toujours plus grandes mais des séries plus petites ou même de la fabrication individuelle et automatisée d’une pièce. Or, si chaque machine reconnaît elle-même ce qu’elle doit faire sur une pièce, chaque pièce peut aussi, avec la même technique, chercher la machine qui la travaillera, c’est-à-dire choisir la machine disponible au moment voulu, et ne sera plus obligée de suivre un plan de fabrication élaboré à l’avance.
La production en usine deviendra plus efficiente. Ce lien étroit et direct entre le produit et sa fabrication fonctionne uniquement dans la dualité. Cela signifie que la reproduction virtuelle de chaque objet réel est nécessaire. Chaque produit, chaque machine doivent être saisis numériquement pour pouvoir ensuite communiquer avec d’autres pièces ou machines. Les deux ne peuvent communiquer qu’à ce niveau virtuel.
La quatrième révolution industrielle aura elle aussi besoin de plusieurs décennies pour s’imposer dans chaque recoin de la planète
À ce point, l’Internet n’est pas encore entré en jeu. « L’industrie 4.0 fonctionne aussi sans Internet », dit M. Wegener, expert chez Siemens. Mais elle fonctionne encore mieux avec l’Internet, et surtout plus loin car l’Internet combine les possibilités de communication au sein de l’usine avec la possibilité de communiquer avec d’autres usines, avec les fournisseurs et les clients. Cela conduit à un marché des capacités : un produit cherchera lui-même sur Internet son prochain atelier ou encore l’endroit où il sera transformé. Cela fonctionne puisque le produit porte en lui, sous forme de puce, son « curriculum vitae » qui s’allonge avec le temps. Cette puce contiendra toutes ses données : on pourra ainsi savoir en permanence qui a construit le produit, où il a été fabriqué, où et quand il a été entretenu, à quelles normes de sécurité il répond, de quelles interfaces électroniques il dispose et bien d’autres choses encore.
Mais on n’en est pas encore là. Les transformations techniques de naguère ne se sont elles aussi imposées qu’au fil du temps. Ainsi, la quatrième révolution industrielle aura également besoin de plusieurs décennies pour s‘imposer dans chaque recoin de la planète. Mais elle est déjà en marche ; rétrospectivement, on situera probablement son début vers 2010 – 2013. Les travaux préparatoires ont été réalisés avec l’automation industrielle, surtout dans le génie mécanique et l’électrotechnique. L’Allemagne est depuis longtemps leader dans ces deux domaines. C’est pourquoi nombre de spécialistes estiment que l’introduction à grande échelle de l’industrie 4.0 provoquera une véritable explosion des commandes chez les fabricants allemands de machines et d’installations électrotechniques comme Siemens, ABB ou Trumpf, mais aussi chez des PMI comme Phoenix Contact, Harting ou Weidmüller. Plus de 70 % des chefs d’entreprise et des professeurs d’université interrogés par la VDE, la Fédération de l’électrotechnique, de l’électronique et des techniques d’information, estiment que l’industrie 4.0 renforcera ce site économique qu’est l’Allemagne.
Elle représente aussi une belle opportunité de ramener la production en Europe, y compris l’électronique dont les applications grand public sont presque exclusivement entre les mains de fabricants américains. Car les fabricants allemands possèdent beaucoup d’expérience en la matière, notamment dans les mécanismes de commande de la production et dans d’autres domaines des logiciels techniques. Les fédérations industrielles ont déjà réagi à la nécessité de coopérer par-delà les secteurs. La VDMA pour le génie mécanique, le ZVEI pour l’électrotechnique et l’association professionnelle Bitkom pour les TIC (technologies de l’information et de la communication) s’unissent pour faire avancer l’industrie 4.0.
Les machines doivent apprendre à parler et, surtout, parler la même langue
L’industrie 4.0 est ambitieuse et fascinante sur le plan technique mais il reste encore nombre de défis à relever. La sécurité des données est un problème de taille. La sécurité s’entend ici à double sens : les données saisies doivent être sures, c’est-à-dire fiables ; et elles doivent être sures dans la mesure où elles sont à l’abri du vol ou de dommages venant de l’extérieur (piratage, espionnage). Une autre difficulté réside dans l’absence de normalisation. Les machines ne doivent pas seulement apprendre à parler, elles doivent aussi parler la même langue. Il y va donc de la définition des interfaces et on a besoin de normes internationales pour cela (normes Iso). Dans ce domaine aussi, l’Allemagne occupe une position de leader international avec ses organismes de normalisation.
Les nouveaux modes de fabrication changeront aussi le monde du travail. Une main d’œuvre moins nombreuse travaillera à la production mais on aura besoin d’un plus grand nombre de salariés qualifiés en matière de logiciels et de programmation. L’ingénieur spécialisé dans la seule mécanique disparaîtra et l’informaticien devra posséder plus de connaissances en mécanique. Chez Siemens, M. Wegener est convaincu que, dans le nouvel univers de la production, l’importance de l’homme augmentera. L’homme travaillera moins mécaniquement et sera plus présent dans le processus créatif et dans la planification, dans la commande des machines et leur surveillance. Une tâche importante consistera à simplifier les structures et à analyser le flot des données disponibles de façon à permettre la prise de décisions. L’objectif est de pouvoir réagir aussi bien aux fluctuations des ventes dans le monde qu’aux souhaits individuels des clients grâce à des systèmes de production souples. Mais il faudra des décennies avant que ce type de production ne se soit généralisé.
À cela viendra s’ajouter une seconde révolution par la mise en réseau. Cela constituera l’équivalent de l’industrie 4.0 pour les clients et les consommateurs. Les produits seront de plus en reliés entre eux et communiqueront entre eux. Cela commencera par des équipements techniques intelligents dans les habitations et s’achèvera par la surveillance constante de la voiture par son fabricant. Mais c’est là un autre sujet, même si nombre d’observateurs s’attendent à ce que les progrès en la matière y soient plus rapides que dans la production grâce à la mise en réseau. ▪