La chute inespérée d’un mur
Lorsqu’en 1989, la guerre froide prit fin en Allemagne et en Europe, une ère de bouleversements s’amorça aussi en Afrique.
Beaucoup de choses qui se passent aujourd’hui sont oubliées dès le lendemain. Un coup d’œil jeté sur le journal confirme bien souvent cette règle. Mais il est des événements qui font durablement sensation et impliquent des changements dans le monde entier, et pas seulement pour le pays dans lequel ils se produisent. L’un d’entre eux est la chute du Mur de Berlin. Les événements mondiaux des alentours de 1989 ont provoqué, sur le continent africain, des bouleversements historiques qui se manifestent différemment et parfois de manière imprévue comme le montrent les exemples du Rwanda et de l’Afrique du Sud : au début des années 1990, on louait le Rwanda, État d’Afrique centrale, ce pays modèle du continent, la « Suisse de l’Afrique ». En même temps, nombreux étaient ceux qui prévoyaient que l’apartheid s’achèverait dans un bain de sang en Afrique du Sud. Quelques années plus tard, débutait au Rwanda un génocide qui fit au moins 800 000 victimes. C’était en avril 1994. Au cours de ce même mois furent tenues en Afrique du Sud les premières élections libres des annales du pays et par la suite, Nelson Mandela devint l’un des hommes d’État les plus importants du XXe siècle : il avait réussi un tour de force apparemment impossible, à savoir la transition quasi pacifique d’un État pratiquant l’apartheid à un pays régi par une constitution démocratique.
La fin de la guerre froide marquée par la chute du Mur est souvent considérée comme le point de départ d’une ère d’indépendance et de démocratie pour l’Afrique. Selon cette interprétation, l’Afrique du Sud est la principale référence. La remise en liberté de Nelson Mandela après ses 27 ans de détention a été remarquée dans le monde entier et interprétée comme un moment d’une importance mondiale. Cet acte a constitué un pas décisif sur la voie de la suppression du régime raciste en Afrique du Sud et s’est inscrit dans les grands bouleversements politiques planétaires de ces années.
La recherche s’accorde en grande partie à reconnaître que si la chute du Mur a donné un cadre important aux événements d’Afrique du Sud, elle n’est ni le seul ni le plus important facteur ayant abouti à la dissolution du régime de l’apartheid. Il ne fait toutefois aucun doute que la chute du Mur a joué un rôle important en matière de reconnaissance du Congrès national africain (ANC) par l’Occident. Car du temps de la guerre froide, l’ANC passait pour être le parti le plus proche de Moscou. Cette reconnaissance était une condition vitale pour mettre un terme à l’apartheid.
Dans les années qui suivirent 1989, les réformes démocratiques qui mirent fin aux longues dictatures et aux régimes totalitaires n’ont pas démarré qu’en Afrique du Sud. À la fin de la guerre froide, l’Occident n’avait plus intérêt à soutenir stratégiquement les systèmes de parti unique tels que le Kenya African National Union, parti considéré comme un bastion de taille contre ses voisins, l’Éthiopie et la Tanzanie, alimentés par les Soviets ou du moins proches du socialisme. Le président kényan Arap Moi, jusque-là un allié très estimé de l’Occident, dut faire face à la critique pour corruption et oppression brutale de l’opposition.
La notion de conditionnalité politique devint le nouveau mot d’ordre en coopération au développement : dorénavant, le soutien financier à l’Afrique devrait être lié aux efforts de démocratisation et au respect des droits de l’homme ; un instrument qui, au demeurant, resta ensuite souvent émoussé. Le génocide au Rwanda incarne une autre évolution dans l’Afrique de l’après-1989, évolution qui, tout en n’étant pas en ligne droite, peut être rapprochée de la chute du Mur : l’ethnicisation des identités collectives et des conflits sociaux qui connut une nouvelle dynamique avec l’émergence de systèmes pluripartites.
Au Rwanda, la politisation de l’appartenance ethnique culmina dans l’un des plus atroces génocides du XXe siècle. En revanche, dans l’après-apartheid, la diversité linguistique et culturelle du pays dit « nation arc-en-ciel » ayant été reconnue, l’Afrique du Sud tenta de se trouver une identité multiethnique et multiculturelle, tentative qui n’a connu jusqu’ici qu’un succès mitigé.
La transition vers une Afrique du Sud démocratique a bénéficié du large soutien de l’Allemagne
Dans les années qui suivirent la réunification, la politique et l’opinion publique allemandes avaient fort à faire à l’intérieur du pays. On n’en a pas moins suivi avec attention la fin de l’apartheid et la construction d’une « nouvelle Afrique du Sud ». Dès le début des années 70, le mouvement anti-apartheid a été l’un des axes les plus visibles des mouvements ouest-allemands de solidarité. Il a notamment fêté la transition vers une Afrique du Sud démocratique comme sa propre victoire. Au départ, le projet de la « nation arc- en-ciel » fut soutenu avec enthousiasme, Nelson Mandela, l’icône de l’antiracisme, suscita une admiration sans réserve et la mise en place d’une Commission de vérité et de réconciliation était au cœur de nombreux débats dans les milieux politiques et les rubriques culture.
Mais il y a longtemps que la vision de Mandela d’une nation arc-en-ciel non raciste s’est enlisée. L’économie sud-africaine continue à être empreinte d’inégalités. Le chômage de masse concerne surtout les Noirs qui sont plus souvent victimes de crimes et frappés par la maladie. La décision de Mandela de mettre en place une Commission de vérité et de réconciliation pour consigner tant l’injustice qu’est l’humiliation que les actes de violence perpétrés quotidiennement par l’État pratiquant l’apartheid, sans instaurer une politique de vengeance sanctionnée par l’État, a probablement permis d’éviter une guerre civile. Mais à la longue, nombre d’Africains du Sud firent preuve d’une méfiance croissante vis-à-vis du processus de réconciliation avec les bénéficiaires de l’apartheid.
Moins la nation arc-en-ciel se présentait dans toute sa gloire, moins les anciens protagonistes du mouvement anti-apartheid considéraient les étapes des changements sociaux dans la « nouvelle Afrique du Sud » comme la poursuite d’une solidarité nécessitant une redéfinition de leur prise de position. L’infatuation et la suffisance qui, étant donné leur conviction dépourvue de critique, étaient si caractéristiques de certains adhérents au mouvement de solidarité, leur permettant de soutenir une cause moralement et politiquement correcte, partant, une « bonne » cause, se sont avérées en fin de compte être un bagage peu adéquat pour pouvoir accompagner avec le même engagement les développements moins réjouissants de l’après-apartheid. C’est pourquoi l’une des tâches de la communauté internationale consiste à s’investir en faveur des futurs développements et à user de discernement à leur égard. ▪
LE PROFESSEUR ANDREAS ECKERT enseigne l’histoire de l’Afrique à l’Université Humboldt, à Berlin.