Ce qui passionne les prix Nobel
Quatre chercheurs allemands d’exception tentent de déchiffrer l’avenir.
Gerd Binnig: le meilleur de deux mondes
Les cartons s’empilent dans son bureau : la société de Gerd Binnig, Definiens, s’installe dans de nouveaux locaux à Munich. Cela correspond bien à ce chercheur toujours en mouvement : pour l’invention révolutionnaire du microscope à effet tunnel, Binnig a obtenu le Nobel de physique en 1986 ; aujourd’hui, Definiens utilise des logiciels ultramodernes pour interpréter les images.
« Nous utilisons dès aujourd’hui et avec succès notre méthode d’interprétation des images par ordinateur dans la recherche biologique et médicale. Notre technologie se base moins sur des algorythmes abstraits que sur la manière dont les gens observent et comprennent une image. Il y a encore quelques années, il était impensable qu’un ordinateur soit capable d’analyser une lamelle portant un tissu organique. C’est désormais possible avec notre méthode, ce qui souligne l’énorme potentiel qui réside dans l’interprétation des images. À l’avenir, il nous faudra associer encore mieux le meilleur des deux univers : la rapidité et la précision de l’ordinateur et l’aptitude humaine à reconnaître des corrélations et comprendre une image. Les logiciels de demain seront fortement influencés par le savoir des différentes disciplines. Dans la recherche, un médecin peut parfois mieux programmer qu’un informaticien parce qu’il est plus proche du véritable défi. Les logiciels s’éloigneront toujours plus des exigences techniques ; d’une certaine manière, ils s’humaniseront. »
Le microscope à effet tunnel mis au point par Binnig et le Suisse Heinrich Rohrer a permis de pénétrer dans l’univers des nanostructures. Aujourd’hui, les perspectives d’avenir semblent énormes : « Avec la nanotechnologie, on ouvre une porte sur un monde nouveau. À mon avis, nous nous trouvons au cœur d’une nouvelle genèse. Lors de la première genèse, des structures moléculaires se développèrent à partir des atomes et se transformèrent en organismes vivants. Aujourd’hui, nous avons l’opportunité de développer des structures extrêmement complexes à partir d’infimes nano-composants. Le chemin sera long. La nano-médecine, notamment, pourrait jouer un grand rôle demain. Prenez l’exemple du cancer. Pour pouvoir ne serait-ce que comprendre vraiment la maladie, il nous faudra pénétrer encore plus profondément dans les nanostructures – et de nouvelles approches thérapeutiques pourraient intervenir à ce niveau. »
Surmonter la complexité et s’en servir – Gerd Binnig associe aussi ce défi à la vision d’un nano-ordinateur performant : « Pour pouvoir le construire, il nous faut comprendre encore mieux les structures du nano-monde. Les nano-ordinateurs performants pourraient un jour aider à relever des défis aussi complexes que les crises économiques mondiales ou le traitement des tumeurs. De tels ordinateurs pourraient répartir d’innombrables calculs très spécifiques entre différents éléments informatiques. Il faut se l’imaginer comme un réseau d‘ordinateurs spéciaux qui collaboreraient étroitement dans un espace extrêmement restreint. L’idéal serait de parvenir, sur le modèle du cerveau, à construire cela en trois dimensions et avec un degré d‘interconnexion extrêmement élevé. On pourrait alors mettre au point des ordinateurs qui surpasseraient de loin tout ce qui existe jusqu’à présent. »
Hartmut Michel: le potentiel du soleil
Nous le rencontrons dans la ville du futur : Science City Riedberg est un nouveau quartier de Francfort-sur-le-Main que les ouvriers construisent bâtiment après bâtiment. Hartmut Michel, prix Nobel de chimie en 1988 pour sa contribution au décryptage de la photosynthèse, y étudie des protéines très particulières, les protéines membranaires.
« Un fort potentiel pour le développement de médicaments réside dans la compréhension des structures des protéines membranaires. Sur les quelque 800 protéines membranaires qui, sous forme de récepteurs couplés aux protéines G, transmettent des signaux à l’intérieur de la cellule, nous ne connaissons pas la molécule signal d’environ 350 d’entre elles. Si nous parvenons à comprendre les fonctions de ces récepteurs, de nouveaux médicaments et traitements pourraient utiliser ces fonctions. On entrevoit ce qui relève du domaine du possible avec les bloqueurs de récepteurs qui freinent la croissance de certains variantes du cancer du sein. Une hypothèse avance aussi qu’une communication affaiblie entre le noyau de la cellule et les mitochondries serait l’une des causes du vieillissement. C‘est pourquoi nous espérons pouvoir combattre les maladies dégénératives demain en améliorant la coordination entre le noyau de la cellule et les mitochondries et, peut-être, ralentir le vieillissement. »
Mais pénétrer dans les processus cellulaires les plus infimes exige un grand raffinement méthodique et une technologie des plus sophistiquées. Hartmut Michel en dessine les perspectives : « J’attends beaucoup du séquençage du génome des tumeurs. En comparant avec les tissus sains, on pourrait découvrir les mutations clés et bloquer de manière ciblée les protéines actives dans la tumeur. Mais, à ce jour, nous ne pouvons obtenir des quantités suffisantes que d’un nombre très faible de protéines membranaires. Ces protéines doivent en outre être suffisamment stables pour que nous puissions les cristalliser au cours d’un processus complexe. On pourrait peut-être en faire l’économie en utilisant des lasers à électrons libres aux rayonnements extrêmement intenses. L’un de ces lasers ultraperformants se trouve actuellement à Standford, aux États-Unis ; un autre entrera bientôt en service à Hambourg. Le bombardement des différentes molécules avec des rayonnements aussi intenses permet d’obtenir des images de la diffraction et, par là, pourrait permettre d’accélérer de manière notoire la compréhension de la structure sans cristallisation préalable. »
Ce processus indispensable à la vie qu’est la photosynthèse est déjà décrypté. Grâce entre autres à Hartmut Michel qui imagine ici aussi des innovations : « Le rendement de la photosynthèse est très faible : moins de 1% de l’énergie de la lumière solaire est stockée sous forme de biomasse. La capacité de photosynthèse est saturée à 20 % de l’énergie totale de la lumière solaire dont 80 % ne peuvent donc plus être utilisés. Si les chercheurs parvenaient par exemple à réduire la taille des collecteurs de lumière de la photosynthèse, cette manipulation pourrait accroître sensiblement les récoltes agricoles. La question du stockage est déterminante pour produire de l’énergie renouvelable. Je vois ici de belles perspectives pour des batteries innovantes, par exemple à base de zinc, de lithium et de souffre, qui dépasseraient largement la capacité des batteries ordinaires au lithium. »
Theodor W. Hänsch: le vacillement de l’image du monde
On remarque immédiatement chez lui son goût de la découverte. Il sourit à l’idée de l’ébranlement de l’image que l’on se fait du monde physique et quand il pense au potentiel de la spectroscopie laser de précision. Theodor Hänsch a obtenu le Nobel de physique en 2005 pour le développement de cette technique de mesure, notamment en inventant le peigne de fréquences optiques.
« Nous développons des instruments de mesure toujours plus précis. Nous basant sur la technique du peigne de fréquences optiques, nous utilisons les fréquences de la lumière, qui dictent un rythme extrêmement précis, dans les horloges optiques. Et ces instruments de mesures sont toujours plus aisés à manipuler. Il y a dix ans, on avait encore besoin de tout un bâtiment pour mesurer la fréquence de la lumière. Aujourd’hui, un appareil posé sur un bureau suffit. Peut-être utiliserons-nous demain des horloges optiques de la taille d’une boite d’allumettes. Le fait que les instruments de mesure soient toujours plus petits et plus robustes nous ouvre de nouvelles opportunités. Dans l’espace par exemple, où la technique du peigne de fréquences sera bientôt utilisée dans les systèmes de navigation par satellite. Dans l’ensemble, nous espérons que le développement d’horloges toujours plus précises nous sera utile partout où ces horloges sont décisives aujourd’hui. Ainsi, la navigation par satellite sera encore plus précise. Mais on peut aussi imaginer qu’avec des horloges plus précises, les réseaux de téléphonie mobile se laissent mieux synchroniser, améliorant encore les performances de la téléphonie mobile. Les peignes de fréquences sont également utilisés dans la recherche astronomique car ils peuvent mesurer les lignes spectrales, c’est-à-dire la lumière de planètes lointaines. À partir de 2012, l’Observatoire européen austral à La Silla au Chili utilisera un peigne de fréquences pour pouvoir éventuellement détecter des planètes ressemblant à la Terre. »
Pour Theodor Hänsch, l’espace n’est pas le seul à pouvoir nous surprendre. Toute l’image que l’on se fait du monde physique pourrait se modifier : « Nous nous trouvons peut-être aujourd’hui dans une phase semblable à celle où se trouvaient les physiciens à la fin du XIXe siècle. À l’époque, nombreux étaient ceux qui pensaient que l’essentiel était connu et faisaient confiance aux connaissances de l’époque en mécanique et en électrodynamique. Mais les premiers signes de changements révolutionnaires existaient déjà. Puis vint la théorie de la relativité d’Einstein qui révolutionna notre conception de l’espace et du temps. Et la physique quantique a donné naissance à des règles du jeu totalement nouvelles. Aujourd’hui aussi, certains signes indiquent que notre image du monde pourrait changer radicalement. Des phénomènes comme l’énergie noire ou la matière noire ne s’intègrent pas harmonieusement à notre image du monde. Les théoriciens se demandent comment rapprocher la gravitation et la physique quantique. Moi par contre, en tant qu’expérimentateur avec des méthodes de mesure toujours plus précises, j’essaie de détecter les inexactitudes dans le modèle dominant. Ces méthodes de mesure pourraient prouver par exemple que les constantes naturelles aujourd’hui connues ne sont en fait pas aussi constantes qu’on le croit. »
Erwin Neher: une clé des connaissances
Erwin Neher n’a besoin que de quelques traits tracés à la craie pour expliquer le secret des cellules du corps humain. Simple mais génial. Comme la technique patch clamp mise au point par Neher et Bert Sakmann qui expliquait la fonction des canaux ioniques dans les cellules et valut aux deux chercheurs le prix Nobel de physiologie et médecine en 1991.
« Mon département à l’Institut Max Planck de chimie biophysique à Göttingen travaille actuellement sur les neuromédiateurs, ces messagers qui agissent sur nos cellules nerveuses par l’intermédiaire des synapses. Nous nous concentrons sur une synapse du conduit auditif. C’est là que se trouve la clé de connaissances précieuses sur le traitement des signaux acoustiques. Nous ne comprenons pas encore suffisamment le processus de l’ouïe. Nos études contribueront peut-être à la compréhension de phénomènes comme la capacité de détecter la direction d’où vient un son. Comme nous travaillons sur une synapse typique du système nerveux, nous espérons également en tirer une meilleure compréhension fondamentale de processus aussi importants que la capacité d’apprendre ou de se souvenir. La plupart des maladies incurables sont d’ailleurs des maladies dégénératives du système nerveux comme la maladie d’Alzheimer. Elles sont incurables parce que nous ne comprenons pas le système nerveux. Notre travail peut donc apporter ici une contribution novatrice. »
Avec le patch clamp, Neher et Sakmann parvinrent pour la première fois à isoler un minuscule canal ionique et à décrypter la communication cellulaire. Neher voit plusieurs chances dans sa quête de connaissances toujours plus profondes : « Les travaux de Stefan Hell, mon confrère à Göttingen qui est parvenu jusque dans le nano-domaine en développant le microscope optique, sont forts d’un beau potentiel. Avec le patch clamp, nous avons créé les conditions nécessaires pour mesurer les plus infimes signaux des cellules. Ici aussi, il y a un beau potentiel pour l’avenir. Ainsi, la firme munichoise Nanion a mis au point un procédé patch clamp automatique basé sur des puces avec lequel on peut tester d’innombrables substances en un temps très court. Cela fera beaucoup progresser le développement de nouveaux médicaments. »
Pour Erwin Neher, un autre potentiel réside dans l’étude de canaux ioniques ayant muté artificiellement : « Nombre de maladies héréditaires sont dues à des canaux ioniques ayant muté. Nous pouvons « reconstruire » ces mutations sur le modèle animal, étudier leur nouvelle fonction et en tirer des déductions importantes sur l’apparition des maladies génétiques. Cela pourrait conduire à de nouvelles approches thérapeutiques. On pourrait déjà mettre au point un traitement contre le diabète infantile de cette façon – et peut-être pourrons-nous maîtriser d’autres maladies d’une manière similaire. »
Protocoles : Johannes Göbel