« Nous sommes en tête en matière de recherche »
L’intelligence artificielle fait office de technologie clé. Kristian Kersting, professeur d’informatique, décrit les points forts de l’Europe pour l’application concrète de l’IA dans l’économie.

Professeur Kersting, l’UE souhaite investir environ 200 milliards d’euros dans l’IA, selon l’annonce suite au sommet de l’IA à Paris. Est-ce que l’Allemagne et l’Europe pourront alors suivre le rythme des grands que sont les États-Unis et la Chine ?
Les chiffres déjà sont impressionnants. Manifestement, il y a maintenant en effet plus de volonté en Europe à prendre le risque et à investir massivement dans une technologie dont personne ne sait vraiment comment elle va réellement évoluer à l’avenir. Je trouve cela bien comme impulsion positive. Même si j’ai trouvé le « Plug, Baby, Plug » de Macron, une publicité pour les usines à IA fonctionnant à l’énergie nucléaire, un peu déplacé. En revanche, les grands modèles d’IA consomment encore beaucoup trop d’énergie. Nous devrions réfléchir de toute urgence à comment construire des modèles plus efficients et qui préservent plus les ressources.
Les modèles de base, les systèmes d’IA donc, qui peuvent tout faire et qui sont entraînés avec d’énormes quantités de données, sont-ils donc une fausse piste ?
Non, je ne dirais pas cela comme ça. Nous devons maintenir la discussion ouverte, nous en savons encore trop peu sur quels modèles de quelle taille nous aideront le mieux pour quels problèmes. Demis Hassabis, CEO de Google DeepMind et prix Nobel, a récemment annoncé vouloir reproduire de manière numérique une cellule humaine. Ce serait bien sûr un non-sens s’il n’avait pas le droit d’utiliser un grand modèle de base pour ce projet. Mais nous devrions nous demander si c’est la bonne voie, de construire des modèles toujours plus gros. Effectivement, en fin de compte, c’est l’utilité concrète qui compte. Et nous voyons que de plus en plus d’entreprises souhaitent des solutions très spécifiques pour leurs problèmes : comment répondre de manière automatisée aux demandes de la clientèle ? Comment vérifier des formulaires ? Comment les formater pour qu’ils soient compatibles avec un logiciel en particulier qui me permettrait ensuite de les traiter ?
Actuellement nous apprenons de manière meilleure et accélérée à transposer les systèmes d’IA dans une application concrète.
Arthur Mensch, de la start-up française de l’IA Mistral, c’est précisément la force de l’IA européenne : développer des modèles compacts qui sont adaptés aux besoins locaux des entreprises. L’Europe n’est donc pas aussi à la traîne que ce qu’on entend ?
Pas du tout. Je dirais même que nous ne serions pas non plus à la traîne s’il n’était que question de graduation, de taille donc. Nous le voyons à l’augmentation visée des dépenses, qui se comptent en milliards : financièrement, l’Europe est plus puissante que ce qui est souvent affirmé. Ce qui a fait défaut jusqu’à présent, c’est la volonté. Et nous voyons au développement en Chine ce qu’une forte volonté à prendre des risques peut produire, comment le pays a pu se propulser en un temps relativement court à un niveau similaire à celui des États-Unis. Mais, désormais, et c’est ce qu’aborde Arthur Mensch, on remarque que manifestement la seule taille des modèles n’est pas une condition nécessaire pour la qualité des résultats. On peut très bien s’en sortir dans des ordres de grandeur nettement moindres. Pour ce faire, la tâche est divisée en sous-parties. Par exemple, le calcul deux plus deux nécessite beaucoup moins de capacité que la question de trouver une solution à la crise climatique.
N’est-ce pas précisément l’idée du modèles d’IA chinois DeepSeek ?
Tout à fait, même si j’hésiterais à considérer cela automatiquement comme l’exemple à suivre pour le succès des modèles plus petits « made in Europe ». Derrière DeepSeek se cache une entreprise d’environ 200 employés, financée par un fonds spéculatif. Les plus petits modèles aussi doivent être entraînés en conséquence et, en Europe, on ne dispose pas encore d’une infrastructure vraiment puissante pour ce faire. Si on compare la puissance de calcul des systèmes américains avec les super-ordinateurs européens comme JUPITER à Jülich, LUMI en Finlande ou LEONARDO en Italie, les États-Unis ont encore de l’avance sur nous.
Vous dites malgré tout que l’Europe reste en course.
Oui, car nous avons aussi des choses que les autres n’ont pas. Par exemple, des données précieuses issues de l’industrie. Nous sommes toujours en tête pour ce qui est de la recherche et nous formons des personnes de première catégorie. Et nous avons encore autre chose que les États-Unis et la Chine n’ont pas : actuellement nous apprenons de manière meilleure et accélérée à transposer les systèmes d’IA dans une application concrète. Rien qu’en Allemagne, il y a quelques exemples passionnants de cela.
Auxquels pensez-vous ?
Prenons Celonis, une scission de l’Université technique de Munich, dont la valeur actuelle se situe dans la plage des milliards à deux chiffres. Celonis aide les entreprises à analyser et optimiser les processus commerciaux. La start-up de l’IA Black Forest Labs en est un autre exemple : elle est leader mondiale dans le domaine de la génération par IA d’images. L’entreprise d’armement de Munich Helsing est considérée comme l’une des entreprises de défense à la croissance la plus rapide en Europe. Sa valeur est actuellement estimée à cinq milliards d’euros. Enfin, la startup d’Heidelberg, Aleph Alpha, développe avec succès des applications IA pour les organisations, les entreprises et les administrations.
Nous n’avons pas besoin d’une religion de l’IA, nous avons besoin d’une explication de l’IA.
Mais Aleph Alpha, justement, n’a pas réussi à développer un modèle de base qui peut rivaliser avec les grands du secteur comme OpenAI, Anthropic, Google ou Meta.
Pour ce faire, les volumes d’investissement sont trop différents, des montants de l’ordre d’un demi-milliard d’euros s’opposant à des milliards à deux chiffres dont les grands des États-Unis peuvent bénéficier. Mais cela ne veut pas dire que la stratégie qui consiste à se concentrer sur des plus petits modèles spécifiques est mauvaise. Au final, il s’agit aussi de monétiser de tels modèles, donc de rendre leur utilisation concrète. Et c’est une voie que nous empruntons, en Allemagne et en Europe, de manière plus conséquente qu’ailleurs, selon moi.
L’Europe est-elle aussi entravée par notre standard élevé en matière de régularisation ? Est-ce que l’Europe se met elle-même des obstacles avec son AI Act ?
Ce n’est pas mon avis. Ne pas réguler de manière responsable une technologie telle que l’IA, ce serait de la négligence. Les États-Unis vont aussi le réaliser sous peu, même si pour l’instant le pays se vante de laisser libre cours au développement. On voit pourtant là-bas partout des signaux d’alarme indiquant ce qu’on ne devrait pas faire, où se situent les dangers. L’objectif est de prévenir le risque de plaintes de consommateurs. Et cela ne devrait pas s’appliquer à l’IA, avec tous les risques qui découlent de cette technologie ? Cela a peu de sens. Nous ne devons pas nous laisser intimider par la manière de procéder des États-Unis. Le développement dans le domaine de l’IA est trop dynamique, rien ne dit que des modèles de base peu, voire pas du tout régulés, mèneront à de meilleurs résultats. Mais nous ne devons pas non plus sur-réguler.
L’IA est un bien culturel auquel chaque personne devrait avoir accès.
Des modèles d’IA régulés « made in Europe » peuvent-ils même devenir des modèles à succès ?
Oui, absolument. Je suis fermement convaincu que le besoin en systèmes d’IA bien régulés et donc fiables va croître à l’avenir. Surtout si, dans les autres pays, l’IA est hissée au statut de quasi-religion dans laquelle, au fond, peu de personnes décident ce qu’il haut croire ou non, nous devons maintenir notre position en Europe. L’IA est un bien culturel auquel chaque personne devrait avoir accès. Nous n’avons pas besoin d’une religion de l’IA, nous avons besoin d’une explication de l’IA.
Kristian Kersting est professeur d’intelligence artificielle et l’apprentissage machine à la faculté d’informatique de l’Université technique de Darmstadt, co-fondateur du Centre de la Hesse pour l’intelligence artificielle (hessian.ai) et directeur du domaine de recherche Bases de l’IA systémique (SAINT) dans le Centre de recherche allemand sur l’intelligence artificielle (DFKI) à Darmstadt. Kersting est en plus primo-investisseur chez Aleph Alpha et directeur du laboratoire de collaboration financé par Aleph Alpha à l’Université technique de Darmstadt.