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« Les personnes que nous finançons agissent avec une grande liberté »

La professeure Maria Leptin, directrice du Conseil européen de la Recherche, parle du rôle de la science dans une période de défis.

Klaus LüberInterview: Klaus Lüber, 03.03.2025
La doctoresse en sciences naturelles Maria Leptin
La doctoresse en sciences naturelles Maria Leptin © EMBL PhotoLab

Professeure Leptin, aux États-Unis, nous vivons actuellement une attaque sur la liberté de la science. De nombreuses institutions subissent manifestement une pression telle que les chercheuses et chercheurs se censurent eux-mêmes pour ne pas risquer de voir leurs subventions diminuer. Cette évolution vous préoccupe-t-elle ?

Oui, cela me préoccupe beaucoup. Nous n’observons pas seulement une attaque contre la liberté de la science, mais nous avons à faire à une large érosion des processus démocratiques qui infiltre profondément la société, même chez nous en Europe. Je ne suis pas étonnée que la science, qui est tributaire du fait d’établir de nouveaux modèles de pensée et d’adopter de nouvelles perspectives, soit particulièrement touchée. 

Pourquoi de plus en plus de personnes sont-elles méfiantes vis-à-vis de la recherche ?

Il a désormais été bien démontré que les personnes ont une forte tendance à s’accrocher à des avis bien ancrés plutôt que de s’orienter sur des faits. La nouveauté, c’est que des acteurs avec un très grand pouvoir politique et économique renforcent encore plus cette tendance. C’est extrêmement préoccupant.

La science en Europe est-elle en mesure de résister à de telles évolutions ?

La recherche en Europe est bien établie. En Allemagne, tout du moins, la liberté de la science est ancrée dans le Loi fondamentale. Nous avons une système de financement qui fonctionne vraiment bien au niveau européen et nous dépensons beaucoup d’argent pour que la recherche de pointe bénéficie au final aussi à la société. Depuis début 2021, nous disposons au Conseil européen de la Recherche de plus de 16 milliards d’euros jusqu’à 2027. Et nous prenons très au sérieux le problème du scepticisme croissant face à la science et nous développons des mesures pour améliorer la communication scientifique au sein de la société.

Avez-vous des exemples de mesures ?

Le Conseil européen de la Recherche remet chaque année un prix pour l’engagement public dans la recherche. Ce prix récompense des scientifiques qui intègrent la société dans leur travail. Parmi les lauréats de 2024, on compte un chercher de France qui a travaillé avec une communauté dans le domaine de la recherche sur les vagues et a pu livrer des prévision météorologiques parfaitement adaptées aux spécificités locales. Ou encore un cherche venu d’Allemagne qui a développé avec les personnes concernées un outil de recherche interactif pour le traitement des maladies mentales. Nous souhaitons envoyer ainsi un signal : les scientifiques n’appartiennent pas à une élite désincarnée. Ils et elles sont accessibles et créent une véritable plus-value pour la société.

Le Conseil européen de la Recherche (ERC), que vous dirigez depuis 2021, est considéré comme l’une des principales organisations de financement de la recherche dans le monde entier. À quoi doit-il son succès ?

L’une des caractéristiques importantes, c’est l’accent mis sur les idées de recherche, sans qu’aucune autre prérogative ne doive être remplie. Ce qui compte, c’est exclusivement l’excellence scientifique. Le progrès scientifique est principalement possible grâce à des chercheuses et chercheurs qui souhaitent faire de nouvelles découvertes avec leur propre curiosité comme moteur. C’est de cela que nous souhaitons tenir compte. C’est un comité de sélection international de haut rang qui décide qui reçoit des subventions. Ici, nous agissons d’une certaine façon au niveau de la Champions League. Cela fonctionne si bien que beaucoup des personnes que nous finançons réalisent des percées scientifiques. C’est aussi dû au fait qu’il est possible pour les scientifiques de pouvoir agir avec une grande liberté.

Qu’entendez-vous par là ?

Prenons par exemple le vaccin à ARN que BioNTech a pu mettre à disposition en coopération avec Pfizer pendant la pandémie de coronavirus. Cela n’a été possible que parce que le cofondateur, Uğur Şahin, avait pu réaliser des années auparavant sa recherche fondamentale sur la thérapie contre le cancer au moyen des ARN, avec des subventions de l’ERC. Sans ce but de recherche vraiment libre, BioNTech n’aurait pas pu basculer à une vitesse record sur la fabrication de vaccins contre la Covid-19. 

L’Europe reste leader mondial dans la recherche, mais affiche dans la pratique des déficits dans le transfert des connaissances. Comment est-il possible de surmonter ce défi ?

Il existe des universités européennes qui sont très soucieuses de faire appliquer la recherche fondamentale. Il y a alors par exemple un essaimage qui souhaite faire en sorte de sortir un produit sur le marché. Jusqu’à présent, cela échoue souvent, car le processus d’homologation est trop compliqué pour les différents pays. Tant que nous n’éliminons pas ces obstacles, le transfert de la science à l’application à grande échelle restera difficile.

Pensez-vous qu’il est possible que, suite aux évolutions aux États-Unis, des chercheurs de pointe locaux reviennent en Europe ? Selon Patrick Cramer, le président de Max Planck, les États-Unis font même office de « nouveau pool de talents » pour l’Allemagne.

De manière objective, cela peut être le cas, mais je vois les choses autrement que Patrick Cramer. Notre principale problématique devrait être de soutenir les scientifiques aux États-Unis, qui doivent désormais vraiment travailler dans des conditions difficiles. Je trouve que c’est bien plus important que de penser à utiliser la situation difficile de nos collègues pour renforcer le site de l’Allemagne.

Maria Leptin

Cette biologiste du développement et immunologue de renom est depuis 2021 président du Conseil européen de la Recherche. Auparavant, elle fut la première femme à diriger l’European Molecular Biology Organization. Maria Leptin s’engage notamment pour positionner l’Europe comme un site de recherche attractif parmi la concurrence mondiale. 

Conseil européen de la Recherche

Le Conseil européen de la Recherche (European Research Council) a été créé en 2007 par la Commission européenne pour promouvoir la recherche de pointe en Europe. Il fait partie du programme-cadre de l’UE pour la recherche et l’innovation, « Horizon Europe ».