De la sauvegarde des valeurs
Avec ses 38 biens inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, l’Allemagne est l’un des États qui en a le plus.
La diversité du patrimoine mondial en Allemagne
Ce son est infernal. Deux centaures en pierre font semblant d’émettre une quarte assourdissante tandis que la force de l’eau déplaçant l’air presse les sons dans les tuyaux métalliques. Lorsque ce cor apocalyptique retentit jusqu’au bas de la colline, tout est déjà arrivé au fleuve. Les masses d’eau ont déferlé sur les falaises en tuf au pied de la monumentale statue d’Hercule qui, avec ses minces parois, aurait servi de modèle à la statue de la Liberté new-yorkaise. C’est alors que le jet de 12 mètres jaillit de la bouche du géant. Une foule, des classes, des retraités et des touristes descendent les marches des deux côtés de la cascade mugissante en se pressant pour devancer l’eau. Après 8,5 km de scènes baroques de déluge, les gerbes d’eau se divisent en ruisseaux romantiques courant à travers bois qui – s’unissant à nouveau – se précipitent en mugissant sur les rochers en-dessous du pont du diable pour resurgir, après un détour dans les bois et les prés, sur l’arête de l’aqueduc et se jeter 34 m plus bas dans le vide, en décrivant une vaste courbe. Un geyser d’une hauteur de 54 mètres vient couronner cet art aquatique consommé. Tout cela était un record mondial. Depuis 2013, l’axe du Bergpark Wilhelmshöhe, à Cassel, ainsi que les réservoirs aménagés derrière le parc d’Habichtswald sont inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Pour certains, c’est une question de sport : avec ses 38 biens inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, l’Allemagne compte maintenant parmi les pays qui en ont le plus, après la Chine, l’Italie, la France et l’Espagne. Ce chiffre de 38, qui semble énorme par rapport à la taille de ce pays situé au centre de l’Europe tient à son histoire : tout comme l’Italie, il n’est devenu une nation qu’à la fin du XIXe siècle. Vers 1800, on trouvait encore sur le territoire actuel de la République fédérale d’Allemagne des centaines de petits États souverains. Auxquels s’ajoutaient 51 villes libres d’Empire. Ces États étaient rarement d’un seul tenant. Chaque souverain disposait de sa propre juridiction, battait sa propre monnaie, prélevait des droits de douane, fixait les mesures, les poids et l’heure. Tous ces souverains avaient, de près ou de loin, des liens de parenté en Europe et forgeaient leurs propres alliances politiques et économiques. Dans le domaine culturel régnait une vive concurrence. Les mécènes étaient des souverains qui, s’inspirant des performances culturelles d’autres cours européennes, promouvaient les arts pour leur propre gloire. Le landgrave Charles de Hesse-Cassel, qui fit aménager le Bergpark Wilhelmshöhe en 1689, était un représentant typique d’un de ces petits États. Wilhelmine de Bayreuth, sœur de Frédéric II de Prusse, qui fit construire par le célèbre architecte et peintre de décors de l’époque, Giuseppe Galli Bibiena, un nouvel opéra pour le mariage de sa fille en 1748, était aussi une maîtresse d’ouvrage locale passionnée et visionnaire. En 2012, lors de son assemblée générale, le Comité du patrimoine mondial a estimé que ce joyau en bois situé dans la petite ville isolée de Franconie – modèle de tous les opéras urbains ultérieurs – exprimait « la valeur universelle exceptionnelle » requise pour être inscrite sur la liste.
L’actuelle autonomie culturelle des 16 Länder allemands – les trois villes-États de Hambourg, Brême et Berlin incluses – s’explique par le polycentrisme historique de l’Allemagne. Chacun de ces Länder a ses propres lois sur les sites classés et élabore ses propres propositions d’inscription sur la liste du patrimoine mondial, lesquelles sont ensuite coordonnées à l’échelle nationale au sein de la Conférence des ministres des Affaires culturelles. Il va de soi que chaque Land aimerait obtenir le statut de bien universel pour au moins un de ses sites, le prestige et le tourisme jouant aussi un grand rôle. La République fédérale d’Allemagne a ratifié la Convention du patrimoine mondial de l’UNESCO en 1976. Le premier monument déclaré patrimoine fut la cathédrale d’Aix-la-Chapelle, en 1978. Orné d’ajouts empruntés à l’architecture romaine et byzantine, cet édifice au noyau carolingien symbolise jusqu’aujourd’hui la tentative d’instaurer une union européenne précoce sous l’empereur Charlemagne. Si, au début, ce sont surtout des églises et des châteaux qui furent déclarés patrimoine mondial, cette distinction ne tarda pas à s’appliquer à des ensembles et à des vieilles villes très bien conservées. En 1987, ce fut le tour des nombreux monuments romains de la ville de Trèves. En 300 apr. J.-C., la petite localité de 8000 habitants, située au bord de la Moselle, était l’une des villes les plus importantes de l’Empire romain et sa plus grande capitale au nord des Alpes. En 1987, s’ajouta à la liste la ville hanséatique de Lübeck, première vieille ville de l’Europe du Nord dont le plan est resté inchangé depuis le XIIe siècle. En 1992, le Comité du patrimoine mondial porta sur sa liste les mines de Rammelsberg et la ville médiévale intégralement conservée de Goslar. Les gisements de minerai du Rammelsberg et un système astucieux de gestion hydraulique, élaboré par les moines cisterciens, ont marqué le paysage et la ville depuis le XIIIe siècle. La mine d’argent du Rammelsberg a fait la richesse des empereurs allemands et de la ville de Goslar. Le système de drainage d’environ 30 km, les 100 étangs qui servaient de bassins de retenue, les grandes roues à eau souterraines et les gigantesques galeries, sans oublier l’installation de traitement érigée en 1930 par les architectes industriels Schupp et Kremmer, illustrent 700 ans de tradition minière. En ajoutant à ce site, en 2010, le système de gestion hydraulique du Haut-Harz, ce bien englobe maintenant un paysage culturel de plus de 200 km2. Et celui qui voyage dans le Harz commence à comprendre que les forêts d’épicéas sont aussi un produit issu de l’extraction du minerai. Elles sont le résultat du reboisement effectué suite à l’épuisement de la forêt mixte ayant servi à la construction des galeries, des conduites d’eau et des roues.
Parmi tous les parcs déclarés patrimoine mondial, le royaume des jardins de Dessau-Wörlitz, qui s’étend sur 140 km2, est le plus touchant. Leopold III Friedrich Franz d’Anhalt-Dessau, prince éclairé et extrêmement pacifique, proclama que son petit pays était un royaume de jardins et accorda à tous ses sujets libre accès à la détente et à l’éducation. S’inspirant de modèles anglais, le prince importa aussi un classicisme enjoué dans son pays. Mais il y a longtemps que le Comité s’intéresse, en outre, aux monuments d’un passé plus récent. C’est ainsi que six Cités du modernisme de Berlin datant des années 20 font partie du patrimoine mondial depuis 2008, témoignant à merveille d’une politique de l’habitat sociale en période de crise et de pénurie de logements.
Même si ce sont les lois sur les sites classés des Länder qui garantissent l’intégrité des biens du patrimoine mondial, la Fédération ne s’investit pas moins considérablement pour maintenir des sites sur la liste et en proposer de nouveaux, sachant que leurs propriétaires locaux et provinciaux ne sont souvent pas à la hauteur de ces tâches. Les grandes fondations soutenues par la Fédération s’en tirent bien. C’est le cas de la Klassik Stiftung Weimar qui, contrairement à ce que son nom évoque, gère non seulement les musées consacrés à Johann Wolfgang Goethe et à Friedrich Schiller, mais aussi l’héritage du Bauhaus de la ville. La Stiftung Bauhaus Dessau, fondation veillant à sauvegarder et exploiter les constructions expérimentales singulières des temps modernes dans la ville industrielle en déclin, bénéficie également du soutien de la Fédération. De par l’internationalité de son école de design et d’architecture et l’exil auquel les nazis ont contraint ses protagonistes, le Bauhaus a généré un style de renom mondial.
Incombent évidemment à la Fédération les grands travaux de restauration et de modernisation de l’Île aux musées, à Berlin, un lieu de culture unique au monde créé dès 1810, sur ordre royal au cœur de la capitale, et qui donnait – et donne encore – accès à toutes les époques et à toutes les civilisations. Le programme « National wertvolle Kulturdenkmäler », lancé par le délégué aux affaires culturelles, finance à long terme notamment la sauvegarde de l’usine sidérurgique de Völklingen, inscrite au patrimoine mondial. Fondée en 1873, cette gigantesque aciérie – un parc de machines exceptionnel en termes de technique industrielle innovante – doit être préservée de la rouille à l’état froid.
Le programme spécial « Promotion d’investissements pour les biens nationaux du patrimoine culturel de l’Unesco », conçu sous la responsabilité du ministère de la Construction et des Transports, est peut-être l’un des programmes d’aide au patrimoine mondial les plus impressionnants. De 2009 à 2014, la Fédération dégage, à cette fin, 220 millions d’euros. Ces fonds permettront notamment de réhabiliter le « pont en pierre » médiéval, dégradé par le trafic, de l’ancienne ville libre d’Empire de Ratisbonne. À Quedlinburg, la colline du château, poreuse, doit être consolidée. Dans les grands châteaux et parcs de Potsdam et Berlin, il faut restaurer de petites constructions de plaisance ainsi que certains détails dans les jardins.
Afin de mieux faire connaître les sites du patrimoine mondial, ledit programme subventionne aussi de nouvelles constructions telles que des bâtiments d’entrée, des systèmes de guidage et des centres d’information. À titre d’exemple, la petite abbaye de Lorsch, en Hesse, lutte avec acharnement pour être admise sur la liste. Car les vestiges de l’abbaye qui jadis fournissait des ouvrages à toute l’Europe, ont l’air insignifiant et sont mystérieux. Cette petite ville à la lisière de l’Odenwald est mal reliée par les transports en commun et n’a quasi pas d’hôtels ni de restaurants ; une aussi petite commune n’est pas à même de gérer un bien du patrimoine mondial. Or si l’on prend cela au sérieux, cela signifie qu’on en assume la responsabilité vis-à-vis de l’humanité tout entière qui, se jouant des frontières, est fière de ses réalisations culturelles, qu’il s’agisse de ses traditions ou de sa créativité. Sans échanges culturels, on ne peut s’imaginer aucun de ces monuments, quelle que soit la taille de l’État sur le territoire duquel il a été érigé.
Le patrimoine naturel résulte de toute façon d’interdépendances mondiales liées à des périodes géologiques. Les chevaux pygmées de la carrière de schiste bitumeux désaffectée de Messel, près de Darmstadt, sont un héritage de notre mère la Terre au même titre que la mer des Wadden – qui s’étend de la côte néerlandaise à la côte danoise – ou que les dernières forêts de hêtres d’Europe restées intactes en dépit de la croissance des villes énergivores. En matière de richesse naturelle, l’Allemagne réserve aussi bien des surprises. Il suffit de prendre le temps de les découvrir.