Un sujet passionnant : le « je »
Richard David Precht a écrit le livre de philosophie le plus populaire que l’Allemagne a jamais produit. Son best-seller « Wer bin ich – und wenn ja, wie viele ? » est traduit en 32 langues.

C’est un bonheur quand quelqu’un aborde un sujet ardu dans un style aussi léger et enlevé que celui de Richard David Precht. Une performance récompensée dans 32 langues. Et, en Allemagne, un best-seller dont le sujet n’invite pourtant pas d’emblée à rêver : la philosophie. Mais avec un guide comme Precht, on peut s’embarquer pour un voyage passionnant, même avec des poids lourds comme Kant ou Wittgenstein dans ses bagages. Precht maîtrise l’art de populariser la philosophie, de la servir avec légèreté sans la dénaturer, si bien qu’elle séduit même ceux qui ne passent pas leur vie dans une tour d’ivoire philosophique mais se demandent quand même de temps en temps d’où ils viennent, où ils vont et si tout cela a un sens.
Pour eux, Richard David Precht, né en 1964, a choisi en allemand un titre qui peut sembler relever du nonsense mais dont l’intelligence se révèle au deuxième regard : Wer bin ich – und wenn ja, wie viele ? (Qui suis-je ? Et si oui, combien ?) C’est la phrase prononcée une nuit par un ami enroué, comme l’avoue l’auteur qui aime parsemer son texte de jolies anecdotes.
Qu‘il soit de la poésie farfelue ou inspiré par un beau sens de la pub, un tel titre pourrait être un handicap. Car les lecteurs qui refusent par principe les livres-conseils pourraient passer à côté du fait que, sous ce titre excentrique, se cache un texte compétent portant sur des questions philosophiques. Dont l’intérêt réside surtout dans le fait que les réponses apportées par Descartes, Rousseau, Nietzsche, Sigmund Freud et d’autres sont confrontées à l’état actuel des connaissances en sciences de la vie. Notamment en neurologie, sans cesse interrogée par un Precht qu’elle fascine – mais qui n’en reste pas moins kantien.
Ainsi, le livre n’est pas seulement un voyage à très grande vitesse à travers la philosophie, c’est aussi un aperçu aisément abordable sur la neurologie, depuis ses curieux débuts à la recherche actuelle, y compris « ses impulsions passionnantes » et l’arrogance avec laquelle « les neurologues croient que leurs recherches mettraient la philosophie et peut-être même la psychologie au placard ». Precht décrit ce type de conflits avec bonheur, mettant habilement en lumière les luttes d’hégémonie à notre époque très axée sur la neurobiologie, par exemple entre les freudiens et les neurologues qui « aimeraient rayer le moi de la carte ». Et il sait montrer la forêt que l’on ne distingue plus avec tous ces arbres. Pour employer son vocabulaire, c’est « une aide à l’orientation dans le maquis des sciences ».
Pour Wer bin ich – und wenn ja, wie viele ?, Precht a tracé dans cette forêt inextricable un chemin en trois parties abordant les grandes questions kantiennes : que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que puis-je espérer ? Dans le premier chapitre, il illustre, en s’aidant entre autres de la chanson de John Lennon Lucy in the Sky with Diamonds, les conditions nécessaires à la pensée. Comment tout pourrait avoir commencé avec les hominidés il y a des millions d’années, lorsque la taille du cerveau a soudain triplé. La frontière précaire entre l’homme et l’animal est l’un de ses sujets de prédilection, il l‘aborde également dans la deuxième partie, on l’appellerait « éthique » en philosophie classique : l’homme est-il un animal capable de morale ? Comment traiter les singes hominidés ? Pour favoriser la réflexion, Precht trace parfois un scénario de l’horreur dans lequel l’homme n’est plus « l’apogée de la création » mais un simple matériau animal.
Revenant à Kant, mais également accompagné de l’utilitariste Jeremy Bentham, Precht aborde maintenant des questions de bioéthique criantes qui agitent depuis longtemps la médecine et la justice. Les neurologues se seraient « d’une certaine manière approprié le pouvoir d’interprétation », déclarait-il récemment dans une interview donnée au magazine Stern. Pour lui, les sciences humaines et naturelles doivent aller de paire quand il y va de l’homme, la philosophie ne devant pas « se limiter à la restauration de bâtiments anciens dans le domaine de l’esprit » mais aborder plus souvent les questions de l’époque : « la philosophie est vide sans les sciences de la nature, les sciences de la nature sont aveugles sans la philosophie. »
Richard David Precht crée des connexions de mille manières, et pas seulement entre les îlots scientifiques. Dans son voyage philosophique, il n’a de cesse d’accoupler des termes antagonistes comme la raison et le sentiment. Qui dirige le monde ? L’invitation impérative de Kant à être bon est-elle toujours valide ? Et qu’est-ce qui est « vrai » aujourd’hui ? La raison n’est que l’esclave de la volonté, affirmait Schopenhauer. Oui, mais qui est aux commandes dans le cerveau ? Le « je » a-t-il un fondement matériel ? Est-ce seulement l’œuvre des neurones, des hormones, des neurotransmetteurs ? Que se passe-t-il dans notre cerveau ? Precht entre alors dans le laboratoire des neurologues, expliquant lobes frontaux et neurones miroirs – et sait parler des sciences comme un auteur de roman policier, avec compétence et précision, comprimant aussi avec audace. C’est en ayant le courage d’omettre, en tissant allègrement son sujet et en utilisant une langue quotidienne et usitée qu’il parvient à son style élégant et agréable. Aujourd’hui, estime-t-il, écrire comme Kant qui s’inspirait de la grammaire latine n’a aucun sens. Ou comme Hegel, un « très mauvais styliste, Hegel ne savait vraiment pas écrire, c’est l’une des raisons pour lesquelles ses textes sont si difficiles ». Sa thèse de doctorat sur « la logique glissante de l’âme chez Robert Musil » serait elle aussi « un truc ronflant », avoue Precht qui a réussi à se libérer de cette complexité acquise à l’université.
Et que peut espérer l’homme ? Dans la troisième partie de son voyage philosophique, on aborde la question de Dieu, de la liberté et de la propriété, de la justice, du bonheur et de l’amour avec Anselm von Canterbury, Husserl, Sartre, Luhmann et Epicure. Et là, Precht – qui vit dans une famille de quatre enfants avec sa femme, la journaliste de télévision luxembourgeoise Caroline Mart – touche aussi le sujet de son livre : L’amour. Un sentiment désordre (Liebe. Ein unordentliches Gefühl). Un itinéraire qui pourrait lui aussi aisément déboucher sur un best-seller.