Consommer de manière responsable
La nouvelle tendance a un nom, « Lohas »: cet acronyme est synonyme d’un mode de vie sain et durable. Quiconque fait partie de cette catégorie consomme avec plaisir mais de manière éthique et écologique.
Quand elle était petite, Claudia Langer voulait être pape ou chancelière fédérale. Pour changer le monde, il faut avoir de l’influence et être au sommet des hiérarchies, pensait-elle. Ses rêves professionnels ne se sont pas réalisés, elle fonda une agence publicitaire qu’elle revendit douze ans plus tard. Claudia Langer veut toujours changer le monde mais elle a changé de stratégie, elle travaille à la base. L’année dernière, elle a créé le portail Internet utopia.de. « Je crois au pouvoir des consommateurs », déclare cette femme âgée aujourd’hui de 43 ans.
Utopia.de, son site Internet pour « une consommation stratégique et un mode de vie durable » est le fer de lance du nouveau mouvement écologique allemand. Plus de 17000 « utopistes » se sont inscrits sur le site en l’espace de six mois; ils y discutent de panneaux solaires sur le toit, de cosmétiques naturels et de la manière de partir aux sports d’hiver sans trop nuire à l’environnement. Mais ils n’ont guère de points communs avec le mouvement écologique des années 1980. Ils séjournent dans des hôtels proposant des services bien-être au lieu d’aller à une manifestation pour la paix, ils mangent des mangues bio au lieu de musli, ils associent l’écologie au plaisir, pas aux privations. « Achète-toi un monde meilleur », c’est la formule de Claudia Langer qui vit chaque jour avec un dilemme: comment concilier désir et réalité. Il lui arrive de rentrer de voyage en avion pour pouvoir être le soir auprès de ses enfants.
Les sociologues et les sociétés d’études de marché observent cette tendance au consumérisme responsable aux Etats-Unis comme en Australie, en Europe comme en Asie. Ils ont découvert ces pionniers que sont les « lohas », un acronyme anglais signifiant « Lifestyle of Health and Sustainability », c’est-à-dire un mode de vie sain et durable. « Dans la société, les courants souhaitant plus de durabilité existent depuis un certain temps déjà », explique le sociologue Thomas Perry de l’institut d’étude de marché Sinus Sociovision à Heidelberg, « les lohas donnent maintenant un visage à ces courants. » La différence avec naguère? Les « lohas » ont laissé l’ascèse derrière eux et associent la durabilité à un aspect hédoniste. » Fred Grimm, qui a écrit un guide sur la consommation éthique et écologique, estime que « nombre de gens sont de moins en moins enclins à faire des achats allant à l’encontre de leurs convictions. »
Plusieurs phénomènes ont déclenché ce changement d’attitude. Tout d’abord, la maladie de la vache folle et les scandales dans l’agro-alimentaire incitèrent un nombre croissant de gens à acheter des aliments bio. Naguère, il fallait pour cela dénicher un magasin macrobiotique, éventuellement baptisé Au Pissenlit, avec un comptoir en bois et des carottes rabougries. Aujourd’hui, même les discounters vendent des légumes bio et il existe des chaînes de supermarchés bio, « basic » par exemple. « Nous avons compris que les clients souhaitent des produits alimentaires si possible issus de la région, exempts de toxiques, sûrs, c’est-à-dire bio, explique Georg Schweisfurth, le cofondateur de « basic » ; d’autre part nous répondions aux souhaits d’une présentation appétissante, d’un grand choix de produits et d’un aménagement du magasin moderne et de bon goût qui mette en valeur la qualité des produits. »
Le mouvement a encore pris de l’ampleur avec la publication du rapport sur le climat mondial au printemps 2007. « Ce fut un choc dans le pays, déclare Thomas Perry, tous les indicateurs environnementaux ont fait un bond vers le haut ». L’influence des « lohas » ne se fonde pas sur un pouvoir politique mais sur leur pouvoir d’achat collectif. L’économiste Werner F. Schulz, professeur de gestion de l’environnement à l’université de Hohenheim près de Stuttgart, estime le nombre des nouveaux consommateurs responsables en Allemagne à quelque huit millions et leur pouvoir d’achat à environ 200 milliards d’euros (voir l’interview page 8). Schulz est convaincu que « cette grande tendance persistera ».
Les sociologues de l’institut Sinus à Heidelberg pensent même que le pourcentage des « lohas » dans l’ensemble de la population allemande est de 20 %. Avec la société d’études de marché Microm, ils viennent de réaliser pour chaque ville de plus de 70000 habitants un atlas représentant la densité de « lohas » dans chaque rue. D’après cet atlas, la capitale des « lohas » serait Tübingen, dans le Bade-Wurtemberg, suivie par Norderstedt près de Hambourg, Ingolstadt, Freiburg, Münster et Potsdam. « Il ne s’agit pas de révolution », déclare Peter Parwan qui gère depuis deux ans le site Internet lohas.de et qui blogue assidûment au nom de la durabilité sur lohas-lifestyle.de. Pour lui, les gens ont tout simplement envie d’une meilleure qualité de vie; « j’ai une approche plutôt apolitique », dit-il.
Les « lohas » sont plus cools que les militants écologistes d’hier, confirme le sociologue Thomas Perry, ils font preuve de pragmatisme et ne sont pas enclins aux luttes idéologiques de naguère. » En Allemagne, ce pragmatisme s’explique surtout par la réunification, « nombre d’idéologies ont disparu en 1990 ». Mais les « lohas » ne sont nullement apolitiques, estime le sociologue, « puisqu’ils utilisent leur mode de consommation comme un levier pour obtenir une autre ‚politique‘ de la part des entreprises. C’est une conception politique mais elle ne rentre pas dans le cadre du système politique institutionnalisé. »
Nombre d’entreprises ciblent depuis longtemps cette catégorie de consommateurs à fort pouvoir d’achat. Ils leur vendent de l’énergie renouvelable, des voitures à moteur hybride, des cosmétiques naturels ou des boissons fruitées des plus chics. Ainsi, les trois étudiants Inga Koster, Marco Knauf et Nicolas Lecloux ont apparemment tapé dans le mille lorsqu’ils commercialisèrent avec leur jeune pousse « true fruits », des boissons fruitées sans sucre ajouté ni conservateur sous le nom de Smoothies. Soudain, les grands groupes industriels se dotent eux aussi d’une image écologique, peu importe qu’ils exploitent des centrales au charbon ou vendent des voitures. Depuis la résurgence du débat sur le réchauffement de la planète, ils visent ce groupe de consommateurs avec des campagnes ciblées. La situation se complique. Qu’est-ce qui est vraiment écologique et qu’est-ce qui n’en a que l’apparence? C’est une distinction parfois difficile à faire pour les néophytes.
Ce nouveau mouvement écologique est-il lui-même un phénomène durable? Aurons-nous bientôt une société composée en majorité de « lohas »? Même si certains observent la tendance « lohas » avec scepticisme, ce nouveau sens de la durabilité dans de larges couches de la société ne disparaîtra pas de si tôt. « Ce thème restera très présent », déclare Konrad Götz de l’Institut de recherches socio-écologiques à Francfort. Aujourd’hui, les prémisses sont différentes d’il y a 30 ans. Des Nations unies à la chancelière allemande, chacun souhaite un développement durable et la protection du climat. L’industrie réagit avec de véritables innovations. Il existe en outre un large groupe-cible ayant le sens de l’écologie. « Cette constellation est nouvelle », déclare Götz qui est certain qu’elle « ne se dissipera pas facilement. »