Saveur et conscience
Comment le goût change et comment le monde des restaurants évolue en Allemagne.
À propos des modes et des tendances de la nouvelle cuisine allemande
Soupe de légumes, chou vert, choucroute, quenelles de pommes de terre. À Noël, une oie longuement rôtie au four. C’est cela, la cuisine allemande traditionnelle. Hier et, bien souvent, encore aujourd’hui. Beaucoup de gens l’apprécient, mais pas tout le monde. Il y a en Allemagne certains milieux de consommateurs jeunes qui, marqués par leurs expériences internationales, apprécient tout autant les sushis et le curry à la thaï que l’escalope. On trouve des aliments bon marché mais on assiste aussi à une prise de conscience de la qualité allant de pair avec un nouvel attachement profond pour le Land et la vie rurale. Sans oublier deux thèmes qui reviennnent dans chaque débat sur le manger et le boire en Allemagne : l‘éthique de la consommation et le retour au terroir. Les cuisiniers y contribuent également.
Homard, tamarin et tomates. Truffes australiennes, cœur de palmier, châtaignes d’eau sont des mets tirés du menu du restaurant de Tim Raue, à Berlin. Filet d’omble chevalier, sauté parmentier aux chanterelles, bouillon de ciboulette : ces plats, Harald Rüssel vous les propose dans son restaurant situé dans une vallée de la Moselle. Deux adresses de cuisiniers étoilés. Au guide gastronomique Gault Millau, Harald Rüssel récolte 18 points ; il a, en outre, une étoile Michelin depuis 20 ans. Tim Raue, lui, en a trois depuis 2012. Si l’on veut se rendre aux deux restaurants, il faut traverser l’Allemagne de part en part. Ils sont à 700 km l’un de l’autre mais ce n’est pas tout. Ils se distinguent fondamentalement par leur philosophie, illustrant les deux faces opposées de la tendance actuelle en gastronomie de luxe : pour l’un, le marché est le monde entier, pour l’autre son propre Land.
60% des Allemands seraient, en principe, d’accord de manger moins de viande. C’est ce qu’a donné un sondage récent effectué par un agronome de l’Université de Hohenheim qui a interrogé quelque 2000 hommes et femmes sur leurs habitudes alimentaires. Plus le niveau d’éducation et plus les revenus sont élevés, plus la consommation de viande diminue, disent d’autres scientifiques qui ont constaté une évolution de l’image : alors que, dans l’après-guerre, la viande était un produit de luxe, aujourd’hui, c’est un produit de masse. Et la consommer est considéré de manière croissante comme une preuve de l’appartenance aux couches sociales inférieures. C’est une thèse audacieuse qui ne s’appuie que sur des chiffres insuffisants, mais souligne une autre tendance. « Je suis un flexitarien », ce néologisme désigne des gens qui, sans renoncer complètement à la viande, sont flexibles quant à sa consommation. Leur attitude est souvent dictée par des motifs politiques : à leurs yeux, manger moins de viande contribue à lutter contre l’utilisation de surfaces agricoles pour la production d’aliments pour bétail, au détriment de la culture maraîchère. « Less but better », moins de viande, mais de meilleure qualité : selon les agronomes de Hohenheim, c’est cette devise que devraient adopter à l’avenir les producteurs. Les consommateurs ont tracé la voie depuis longtemps, comme le prouve la demande croissante de plats végétariens dans tous les types de restaurants.
La discussion sur la qualité des aliments, non seulement au niveau du goût, mais aussi de l’éthique a gagné les milieux gastronomiques. Dans les restaurants de gourmets, on trouve encore des clients désireux de manger les produits de luxe classiques. Mais il y a aussi des cuisiniers qui veulent convaincre le client qu’un silure de nos régions peut être aussi délicieux qu’un turbot. D’autres n’hésitent pas à servir un plat se composant essentiellement de chou-fleur cru. L’homme au chou-fleur est Matthias Schmidt, un cuisinier de 32 ans qui travaille à la Villa Merton, un restaurant de Francfort-sur-le-Main. Il a un concept radical qui a déjà suscité un grand intérêt, notamment parce qu’il lui a valu une deuxième étoile Michelin en 2012. Il prépare les poissons du Main et les truites du Taunus au lieu de homards et de coquilles Saint-Jacques. À la place de légumes exotiques coûteux, il utilise des bourgeons d’épicéa, des faînes et des herbes tombées dans les oubliettes comme le lierre terrestre. Pour dresser ses assiettes, il arbore un style expressif et moderne contrastant avec les ingrédients parfois ultra classiques dont il se sert pour ses nouvelles créations. « Je veux proposer une cuisine régionale géniale » dit M. Schmidt, en utilisant des produits provenant d’un rayon de 250 km au maximum de mon restaurant. Longtemps avant lui, Harald Rüssel, un peu plus âgé et ayant suivi une formation classique, avait commencé à travailler de la même manière dans son restaurant Landhaus St. Urban, à Naurath. Aujourd’hui, il est l’un des représentants les plus marquants d’une nouvelle cuisine régionale allemande au plus haut niveau. Chasseur passionné, il tue son gibier lui-même et cueille certaines herbes dans ses propres prés.
Vu dans son ensemble, le paysage culinaire allemand présente une image hétérogène. Il y a des gens qui ne mangent jamais de viande, tout comme il y en a qui en mangent tous les jours. On trouve des discounters alimentaires avec leurs boîtes de conserve empilées et les marchés bio où les pommes et les choux ont l’air de précieux objets exposés. Les Allemands font encore partie des Européens qui dépensent très peu pour boire et manger. En même temps, les études menées attestent qu’ils accordent une importance croissante à la saveur et à la qualité. Et la discussion sur la vraie valeur des aliments s’est particulièrement ravivée ces derniers temps. L’une des voix les plus fortes est celle de la Berlinoise Sarah Wiener, connue comme cuisinière dans des émissions télévisées. Lors de tables rondes, elle parle des avantages des produits bio et de l’enthousiasme pour la cuisine que les parents devraient susciter chez leurs enfants. À part toutes ces activités, elle fait régulièrement des stages dans une ferme où elle nettoie l’écurie et aide aux travaux des champs. Cela plaît à nombre de cuisiniers qui aimeraient en faire autant... s’ils ne devaient pas cuisiner.