Sur la Route des fromages
En Allemagne, les bons fromages ne vont pas aux clients. Ce sont les clients qui vont à eux – par la Route des fromages.
Quand on parle fromage, comment ne pas penser immédiatement à la France ? A ces monuments de la culture fromagère que sont le chaource, le brillat-savarin, le camembert, symbole de la Normandie, le livarot, le brie de Meaux ou le comté. Et aux paysages dont ils sont issus, comme par exemple le Jura dans l’est de la France, à la frontière avec la Suisse, où toute une région semble se consacrer exclusivement, outre à la vigne, à la production de fromage. Et où trouve-t-on en Europe des régions où tous les paysans forment des coopératives pour produire de concert des spécialités rares mais d’autant plus raffinées. En Italie, bien sûr, aux Pays-Bas et en Suisse, peut-être aussi en Espagne.
Et en Allemagne ? En Allemagne, c’est différent. Il n’existe pas un seul fromage que l’on pourrait considérer comme relevant du patrimoine national. Cela aurait pu être le cas : le Tilsiter, créé au XVIIIe siècle, en aurait eu le potentiel puisqu’il était la quintessence du fromage côtier. Mais, en l’absence de toute protection, il a été dégradé au XXe siècle au rang d’aliment quelconque produit industriellement. Contrairement à la France, il n’existe pas de fromages allemands qui auraient été créés et affinés au fil des siècles, de recettes qui auraient été transmises de génération en génération, fermement défendus contre toutes les interventions de la grande industrie fromagère. Et qui seraient devenus des marques que l’on trouverait aisément dans le pays comme à l’étranger.
On sent néanmoins qu’un tournant a été pris dans le paysage fromager allemand. On ne peut plus désormais parler de diaspora dans la concurrence internationale. C’est le mérite de nombreuses petites fromageries bio fondées ces dernières décennies. Elles font preuve d’audace et misent sur des fromages au lait cru longuement affinés, avec des résultats parfois excellents. Mais ces nombreux petits producteurs commercialisent directement leurs produits, si bien que les fromages les plus délicieux ne sont distribués que dans un rayon très restreint. En Allemagne, ce n’est pas le fromage qui va au client, ce sont les clients qui doivent aller à lui, au Schleswig-Holstein par exemple. Mais cela en vaut la peine. La Route des fromages du Schleswig-Holstein a été créée en 1998. « Pratiquement personne ne connaissait ces multiples délices produits dans le nord », explique Detlef Möllgaard, l’un des initiateurs de la Route des fromages qui fonda ensuite à Hohenlockstedt le Meierhof Möllgaard où il propose tous les trésors de la région. Aujourd’hui, quelque 30 fermes-fromageries bordent la Route des fromages. « Pres- que toutes ces fromageries ont été fondées dans les années 1990 », ajoute Möllgard. Les conditions sont idéales dans la région, beaucoup de terres et peu d’habitants. Par exemple dans la Geest, une contrée qui s’étend entre Hambourg et la frontière danoise, avec des forêts, des landes couvertes de bruyères et nombre de pâturages. Le tout rythmé par des talus sur lesquels poussent ce que l’on appelle ici des « Knicks », des buissons et des arbustes qui coupent le vent et empêchent le sable de recouvrir les pâturages.
La grande ferme de Backensholz, près d’Oster-Ohrstedt, profite largemente de cette végétation, ainsi que ses plus de 200 vaches. L’un de ses produits phares est le « Backensholzer Deichkäse ». Dans sa version « Gold », c’est un fromage à pâte dure affiné pendant 14 à 16 mois, au lait de vache cru et d’excellente qualité. Son goût fleuri évoque les prés où les vaches paissent l’été. Un fromage aux arômes doux, noble dans tous les sens du terme.
Située entre le Ochsenweg, une ancienne voie commerçante par où on menait naguère le bétail à viande vers Hambourg, et les dunes de Sorgwohld, la région autour de la commune de Sorgwohld forme un paysage encore plus impressionnant. Il s’agit de la Haute-Geest où la bruyère, les buissons champêtres, les bosquets et les épicéas incitent à venir pique-niquer, se promener ou faire du vélo. Et à se rendre à l’élevage de brebis laitières de Solterbeck. « Nous vivons là où les autres viennent en vacances », dit Ina Solterbeck, la responsable des relations publiques de cette ferme de 150 brebis.
Les brebis laitières frisonnes, noires, blanches ou noires et blanches, aux longues pattes, complètent l’aspect pittoresque du tableau quand elles paissent de fin février à début novembre dans les champs de trèfle vert. Et elles garnissent le plateau des fromages du Schleswig-Holstein, avec un fromage de brebis frais, affiné pendant au moins huit semaines à la ferme bio, ou avec un fromage plus mûr mis en vente après au moins douze mois d’affinage. « On peut le comparer à un pecorino », dit Ina Solterbeck. Le fin arrière-goût salé de ce fromage est particulièrement délicat. « Ce sont tous des fromages dont le goût reste en bouche », estime Möllgaard, faisant ainsi une analogie évidente avec le vin. C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut aborder ces petits chefs d’œuvre du nord de l’Allemagne : comme des aliments précieux et non pas comme un simple fromage à tartiner. « Mais il faudra attendre longtemps avant que nous ayons un véritable porte-drapeau de la région, comme c’est le cas par exemple avec le camembert pour la Normandie », dit Möllgaard sur un ton sceptique. « Nénamoins, avec toutes ces spécialités produites entre la mer du Nord et la Baltique, qu’il s’agisse du Holsteiner Bergkäse, de l’Ostenfelder Bio-Tilsiter ou du camembert de chèvre, nous avons déjà dépassé l’Allgäu. »
C’est là une affirmation forte. Car l’Allgäu, tout au sud de l’Allemagne, est encore et toujours considéré comme la région phare du pays quand il y va de fromages allemands de haut niveau. Cela est dû d’une part à l’Allgäuer Bergkäse, l’un des rares produits laitiers allemands protégé par une A.O.C., une appellation d’origine contrôlée. D’autre part, il est maintenant de bon ton dans la région d’affiner longtemps les meilleurs produits. Pour les fromages à pâte dure de la fromagerie d’alpages Steibis à Ober-staufen, l’affinage de 24 mois est presque toujours la norme. On approche ainsi d’une manière de faire qui rappelle la France.
Quelque chose bouge donc en Allemagne en matière de fromage. Pas seulement au nord et au sud mais partout dans le pays. L’Allemagne serait-elle, sans tambour ni trompette, devenue un pays fromager ? Qu’il faille en chercher les meilleurs exemplaires est peut-être l’une des caractéristiques de la production nationale. En sachant que ces excellents produits existent bel et bien. ▪